Le piège des industries émergentes

Sirènes

Les sirènes d’Homère subjuguaient les marins pour mieux les entraîner vers la mort. Investir dans des industries émergentes sans en connaître les récifs, peut être fatal. Chaque année, de nouvelles victimes  s’ajoutent, qui n’ont pas su résister aux chants funestes.

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On ne compte plus les nouvelles industries prometteuses

De nouvelles industries émergent de partout. C’est une des conséquences vertueuses de l’évolution de la science et des technologies : l’innovation fait désormais partie de notre quotidien.

La pandémie et son cortège de restrictions n’a fait qu’accélérer l’introduction de produits et services susceptibles de révolutionner nos façons de vivre et de travailler.

Même l’observateur le moins aguerri peut en énumérer des dizaines :

® Le cannabis

® Les cryptomonnaies

® Les énergies alternatives

® Les Esports

® Les véhicules autonomes

® La télémédecine

® La formation à distance

® Les robots médicaux

® Les vaccins à base d’ARN messager

® La cybersécurité

® L’internet des objets

Si ce n’est pas assez, on peut consulter le CNBC Disruptor 50 (1). Il s’agit d’un classement annuel d’entreprises privées à l’origine de produits et concepts novateurs. Plusieurs de ces entreprises profitent de leur succès pour faire leur entrée en bourse.

La question :  le meilleur investisseur est-il celui qui sait identifier quelle industrie émergente est la plus prometteuse ?

Non, le meilleur investisseur est celui qui sait quand investir dans une industrie émergente.


Les risques d’investir dans une jeune entreprise

Être le premier à offrir un produit ou un service innovateur n’est pas une garantie de succès.

Immanquablement, investir dans une industrie émergente signifie en plus qu’on investit dans une jeune entreprise qui n’est pas encore rentable.

Ceci entraîne plusieurs risques:

1 – Perte de la totalité du capital investi

La moitié des entreprises font faillite au cours des 5 premières années (2). Investir dans une jeune entreprise peut entraîner une perte de 100% du capital investi.

2 – Impossibilité d’estimer le retour sur investissement

Des promoteurs font des prévisions de rentabilité pour convaincre des gens d’investir dans la nouvelle entreprise en même temps que la nouvelle industrie. L’exercice a beau être fait avec soin, ce ne sont que des conjectures. En raison de l’absence de données historiques, il est impossible d’estimer sérieusement le retour sur investissement ex ante. On doit alors justifier la décision d’investir uniquement sur des calculs subjectifs.

En deuxième lieu, il est impossible de déterminer à quel moment l’investissement sera rentable. Le cas échéant, on estime que le délai normal pour générer des bénéfices est de 5 à 7 ans. La réalité est que cela peut prendre plusieurs années de plus.

3 – Difficulté de déterminer une juste valeur marchande

Les sociétés cotées en bourse produisent périodiquement des états financiers et de même que des rapports dans lesquels la direction communique des informations complémentaires.

Sur la base de ces informations, des analystes financiers professionnels analysent les résultats, font des comparaisons avec le marché et donnent leur évaluation de la juste marchande des titres.

Ces évaluations ont beaucoup plus de valeur lorsque les entreprises présentent une performance historique sur plusieurs années. A contrario, les jeunes entreprises qui, de surcroit, opèrent dans des industries émergentes, sont extrêmement difficiles à évaluer. Les calculs de la juste valeur de ces entreprises résultent de considérations purement subjectives.

4 – Arrivée de nouveaux compétiteurs

Une jeune entreprise, pionnière d’un produit ou service innovateur populaire, risque fort de faire face à la concurrence de compétiteurs qui auront flairé la bonne affaire. Certains compétiteurs se seront inspirés de l’expérience de l’entreprise pour présenter un produit amélioré.

À moins que l’entreprise pionnière ne soit déjà confortablement installée et rentable lorsque ces compétiteurs se manifesteront, il est fort possible que cela compromette ses chances de succès.

5 – Liquidité réduite de l’action en bourse

Une fois que l’euphorie du lancement en bourse s’estompe, le capital flottant (float) du titre chute souvent de façon appréciable. Il est alors difficile de vendre le titre rapidement.

6 – Dilution de la valeur de l’action

En attendant d’être rentables, les jeunes entreprises ont besoin de lever des capitaux supplémentaires. Les nouvelles émissions d’actions peuvent être faites à des prix inférieurs, notamment lorsque les pertes s’accumulent. Ceci entame d’autant la valeur des actions détenues par les actionnaires existants.


Le danger est d’investir trop tôt

Les dirigeants d’entreprises innovantes ressemblent à des enfants. Ils prisent les environnements parsemés de surprises et de découvertes. Les meilleurs d’entre eux prennent plaisir à imaginer des scénarios, tester des idées et observer les résultats.

Mais pour celui qui veut investir (et non spéculer), le jeu n’en vaut pas la chandelle. Investir dans une jeune entreprise qui opère dans une industrie émergente est comme acheter un billet de loto. La probabilité de trouver le prochain Microsoft avant tout le monde est aussi élevée que celle de gagner le premier prix à la loterie.

Le danger n’est pas d’investir dans une industrie émergente. Le danger, c’est d’investir trop tôt.


Deux industries émergentes dans lesquelles on a investi trop tôt

1 – Le cannabis

Le Canada a légalisé les produits dérivés du cannabis à des fins récréatives en 2018. Des dizaines de nouvelles entreprises ont profité de l’engouement général pour en cueillir le fruit financier sur les marchés boursiers et bâtir des infrastructures de production et de distribution. Ne voulant pas être en reste, des dizaines de milliers d’investisseurs se sont rués sur le nouvel eldorado.

Les arguments pour profiter de la manne étaient légions:

®  Le secteur devrait connaître une croissance moyenne de 14 % entre 2020 et 2025.

®  Si l’ensemble des pays décident de le légaliser, le marché du cannabis sera encore plus intéressant.

®  Les actionnaires de sociétés du secteur du cannabis profitent d’un marché en forte croissance à long terme.

®   Les avantages d’y placer une partie de ses économies paraissent évidents au premier coup d’œil.

®   Le « pot » est la substance illicite la plus consommée au Canada.

®   La vente en ligne sera permise.

®   Un bassin de consommateurs potentiels élevé, soit 4 millions de Canadiens (12 % de la population).

Où en sommes-nous ?

Motivées par un optimisme débordant quant aux perspectives d’un marché aussi prometteur, les entreprises ont investi massivement pour bâtir leur capacité de production. Cela a créé une surcapacité et entraîné une chute des prix dans les grands marchés américains. Et qui plus est, la résilience (non prévue) du marché illicite de la marijuana est venue compliquer la situation.

Résultat : après toutes ces années, les entreprises engagées légalement dans la production et la distribution des produits du cannabis peinent à être rentables.

Les résultats boursiers sont cataclysmiques.

Le graphique suivant illustre le rendement du plus important FNB* dédié à l’industrie du cannabis, qui soit en existence depuis au moins 5 ans. Le fonds ETFMG Alternative Harvest ETF (MJ) détient des participations dans 41 entreprises qui opèrent dans l’industrie du cannabis.

Sur 5 ans, le fonds a perdu en moyenne 25% par année!

2 – Les SPAC

En tant que tel, les SPAC (3) ne constituent pas une industrie émergente. Mais, l’engouement que ce type d’investissement suscite rappelle l’euphorie associée à plusieurs industries émergentes.

Une SPAC est une société sans activité opérationnelle. Elle émet des actions sur un marché boursier en vue de financer l’acquisition d’une entreprise. Lorsqu’elle émet des actions, une SPAC est une coquille vide. L’intérêt d’une SPAC est de permettre au public d’investir dans une société privée (non cotée) en passant par la Bourse.

En investissant dans une SPAC, l’investisseur achète une promesse, sans plus.

Les SPAC ont attiré beaucoup d’attention en 2020 et 2021. Influencés par la publicité qui leur a été faite, de nombreux investisseurs ont décidé d’en ajouter à leur portefeuille.

Où en sommes-nous ?

Le moins qu’on puisse dire, c’est que leur performance est abyssale.

® Entre 2015 et 2020, les actions ont produit un rendement négatif moyen de 18,8%.

® Sur un prix d’émission de $10, la valeur des actions après fusion s’est établi à $6,67 en moyenne.

® En 2020, les actionnaires ont subi une perte médiane de –65% sur 12 mois (4).

Comme le chant des sirènes. les discours d’habiles promoteurs ont séduit des milliers d’investisseurs crédules. L’euphorie a perduré jusqu’à ce qu’elle implose et cause des pertes significatives.

Alors que les SPAC ont canalisé des sommes d’argent considérables en 2020, Goldman Sachs estime que plus de $80 milliards sont toujours maintenus en fiducie à la recherche de sociétés cibles (5). Si le rendement historique des SPAC doit servir d’indication, on peut craindre que ces investisseurs connaissent le même sort.

Le commentaire d’Arthur Levitt, ancien président de la SEC*, résume l’appréciation qu’on peut en faire:

« Je n’ai jamais cru qu’un chèque en blanc constituait un placement attrayant, peu importe qui est le promoteur.
Les SPAC représentent le summum en termes de manque de transparence. »


Ne jamais être pressé d’investir dans une industrie émergente

Investir dans une industrie émergente peut être une façon de faire beaucoup d’argent. Et ce peut être une bonne façon d’en perdre. De nombreuses fortunes ont été accumulées à l’aube de la bulle technologique. N’importe quelle entreprise dont le nom se terminait par dotcom pouvait lever beaucoup d’argent à la bourse. Mais, comme toutes les autres, cette bulle a été suivie d’un crash brutal. Des fortunes se sont évaporées sans coup férir.

Aujourd’hui, plusieurs industries émergentes et autres types d’investissements in font les manchettes – le cannabis, les crypto-monnaies, les SPAC, les viandes à base de plantes (6), la télémédecine (7) , etc. Tous sollicitent notre intérêt et notre porte-monnaie. Mais, dans la plupart des cas, ces investissements sont en perte.

Plusieurs sont assurément prometteurs. Mais, aussi longtemps qu’ils n’offriront que des promesses (de rendements),  l’investisseur devrait s’abstenir.

L’euphorie est dangereuse car elle naît d’un mouvement de foule. Les investisseurs achètent ou vendent les titres qu’une majorité d’investisseurs achètent ou vendent. Lorsqu’une entreprise suscite de l’euphorie, cela fait grimper le prix de son action, souvent au-delà de toute rationalité. Ce qui est certain, c’est que les mouvements de foule ne procèdent jamais d’une analyse rigoureuse de données fondamentales.

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Il faut éviter d’investir tôt dans une industrie émergente, aussi passionnant et prometteur que soit son discours. Laisser passer le temps permet de mieux saisir l’environnement et reconnaître ceux qui tirent leur épingle du jeu.

L’investisseur ne devrait s’intéresser à une entreprise que lorsqu’elle aura démontré un historique de rentabilité, un bilan solide et la compétence de son équipe de direction.

Pour cela, il faut compter plusieurs années.

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(1) Voir Comment investir dans des entreprises disruptives ?
(2) Percentage of Businesses That Fail, Shopify Blog, April ‘22
(3) Special Purpose Acquisition Entity.
(4) Investing in SPACs: Is It Worth It, The Balance, January ’22.
(5) Top of Mind The IPO Spac-Tacle, Goldman Sachs.
(6) L’action de  Beyond Meat (BYND), leader de cette nouvelle industrie,  a perdu 85% de sa valeur depuis 1 an.
(7) L’action de Teladoc (TDOC), pionnier de la télémédecine, est en baisse de 80% depuis octobre 2021.


FAQ

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Qu’est-ce qu’une industrie émergente?

Une industrie émergente prend naissance en raison de l’acquisition de nouvelles connaissances ou de l’application novatrice de connaissances existantes. Elle entraîne le développement rapide de nouvelles capacités. Elle possède le potentiel de perturber ou de créer des industries entières.

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Est-ce le bon moment pour investir?

C’est toujours le bon moment d’investir dans des titres dont la valeur intrinsèque* est supérieure à leur valeur marchande (voir Le meilleur actif à détenir). L’important est de le faire dans une optique de rendement à long terme, dans le cadre d’une structure de portefeuille explicite et permanente.

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Comment les entreprises réduisent-elles le risque de dilution?

Les entreprises réduisent le risque de dilution de leurs actionnaires en rachetant leurs propres actions. Elles peuvent le faire sur le marché libre, moyennant des conditions imposées par les autorités règlementaires, ou en faisant une offre formelle aux actionnaires existants.

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